Le 25 juillet 2020, l’historiographie de Madagascar vient de perdre, une fois de trop, un de ses plus brillants représentants à la suite d’une crise cardiaque.
Pier Martin Larson13 novembre 1961- 25 juillet 2020
Peu connu du grand public malgache et sans doute de la plupart des historiens de la Grande ile, emprisonnés dans la francophonie et dans le face à face avec la France, Pier M. Larson avait pourtant une relation intime avec Madagascar où ses amis le surnommaient affectueusement Patsa Mena ou Rain’i patsa. Il a vécu jusqu’à l’âge de 18 ans, à Fort Dauphin, où ses parents avaient été missionnaires et enseignants. Et c’est à cet âge, au début des années 80 qu’il a du partir pour l’Amérique pour entamer des études universitaires. Celles ci débouchèrent sur une thèse en histoire africaine soutenue en 1992 à l’Université du Wisconsin—Madison. L’enfant de la brousse qui allait chasser avec ses amis malgaches le canard dans les rizières, avait aussi dû apprendre à devenir américain. Années de dur labeur marquées par un grave problème de santé.
Il avait commencé à travailler sur Betafo tout comme l’anthropologue David Graber [1], un autre brillant mais iconoclaste universitaire de sa génération, future figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, qu’il croisa. Sa santé l’obligea à revenir en catastrophe aux USA et surtout à modifier son sujet de thèse, rédigée dans l’angoisse de l’attente d’une greffe des reins et malgré tout soutenue avec brio.
C’est au détour de ces années que nous nous sommes rencontrés, il y a de cela presque 3O ans lors d’un colloque en Afrique du Sud. Depuis, il compte parmi ces amis qui même rencontrés épisodiquement, restent fidèles et toujours attentionnés. Notre amitié s’est sans doute bâtie autour de la similitude de parcours de vie voguant entre plusieurs cultures et identités dans un monde universitaire de plus en plus globalisé. La passion commune pour l’Histoire et pour celle de Madagascar et quelque part des vues partagées sur les manières de l’écrire l’ont fait fleurir.
Je me rappelle de nos rencontres autour de ces passions à l’Université de Chicago alors que nous étions les invités du professeur Ralph Austen, ou encore à L’Institut des Etudes Avancées de Paris où il avait bien voulu présenter de manière critique mes travaux. Chez Sucett’s à Tana où il aimait se délecter du vary aminana et de kitoza, a été le témoin de bien de nos discussions sur nos projets et nos vies respectifs. Modeste et humaniste, à force de travail et d’une probité intellectuelle sans faille, Pier M. Larson devint rapidement un historien de classe mondiale polyglotte (malgache, français, anglais, norvégien, swahili). Il était aussi un bon vivant qui vivait ce qu’il écrivait et ce avec et parmi les plus grands comme l’historien indien Sanjay Subrahmanyam du Collège de France. [2]
Parmi nos rencontres, avec émotion je garderai en souvenir mon premier voyage aux USA à l’occasion de la réunion annuelle de L’African Studies Association de 2000 à Nashville, Tennessee, qui m’avait décerné l’International Visitor Award. A cette occasion, il m’invita à donner quelques conférences à Johns Hopkins qu’il avait récemment intégré.
Lorsque la rémission de ses ennuis de santé lui permit de voyager à nouveau, il fit aboutir l’écriture de son premier livre, un chef d’œuvre, History and Memory in the Age of Enslavement : Becoming Merina in Highland Madagascar, 1770-1822 [3] (2000). Pour lui, la formation de l’identité merina est liée à la traite et à l’esclavage, une combinaison liée à son propre vécu passé et présent au pays de l’oncle Sam. En utilisant de nouvelles sources outre celles plus classiques, il y remet en cause de manière magistrale la formation de l’identité ethnique et quelque part politique merina auparavant datée du XVIe voire du XVe siècle sur la foi des généalogies royales, et des reconstitutions des dates des règnes, établies par le Père Malzac. Dans son ouvrage, elle est intimement liée au XIXe siècle, période de la réduction en esclavage d’une grande part de la population des Hautes Terres et ce par ses propres souverains. L’idéologie politique malgache contemporaine devrait s’en voir complètement remise en cause.
Pier M. Larson souffrait du faible intérêt des African Studies pour Madagascar, bien marginal. En dépit d’une tentative de s’ouvrir à l’Afrique à travers ce premier ouvrage, le potentiel de Pier M. Larson lui semblait bridé par l’étroitesse de l’aire géographique de son expertise. A la différence de nombreux historiens de Madagascar et plus généralement des malgachisants, il ne voulait pas s’enfermer dans ce petit monde marqué l’insularité intellectuelle, sans pourtant verser dans la frivolité des modes intellectuelles du monde académique américain. Cet état d’esprit lui permît sans doute de succéder à Phil Curtin dans la prestigieuse université Johns Hopkins en 1998 après un passage par Stanford puis une brève carrière au Pennsyvania State University de 1994 à 1998.
En privé, Pier M. Larson se définissait volontiers comme un Malagasy American qui, à Baltimore, allait acheter le matin sa baguette du petit déjeuner chez le boulanger français de son quartier à 4 Usd pièce, au grand dam de son invité malgache qui calculait mentalement le taux de change. Pour ses amis, il ne rechignait pas à cuisiner le ravitoto gardé lyophilisé en réserve pour les grandes occasions. Avec fierté, il dévoilait qu’il tenait sa recette d’une vieille dame de Betafo. La capitale malgache n’avait pas de secret pour lui. Il y avait ses aises chez des amis communs lorsqu’ il venait travailler au moins une fois par an dans la bibliothèque glaciale des archives nationales. Il était tout autant à l’aise en France avec les collègues qui travaillent sur Madagascar et les îles de l’Océan indien. Ses pérégrinations le conduisirent en divers endroits du monde à la découverte de sources nouvelles comme en Nouvelle Zélande pour une partie du journal de Corroller, le chef d’Etat major de Radama 1er (1810-1828) sans oublier l’Afrique du Sud. Les archives mauriciennes lui permirent de rédiger un court mais dense opuscule sur un personnage local, icone de la lutte contre l’esclavage, et issu de la diaspora malgache : (2009) Ratsitatanina’s gift : A Tale of Malagasy Ancestors.
Ocean of Letters : Language and Creolization in an Indian Ocean Diaspora, (2009) son denier livre sur la diaspora malgache dans l’océan Indien consacre définitivement ses qualités d’historien de classe internationale en obtenant plusieurs prestigieuses récompenses accordées par ses pairs [4] ainsi que des reviews élogieux. Il y démontre entre autres que le proto nationalisme malgache plonge ses racines au sein des communautés d’esclaves malgaches diasporiques du Cap bien avant que grâce aux Missionnaires la langue qualifiée de classique par P. Verin ne soit définie comme une langue nationale supposée être à la base de la nation en formation. Ces groupes, nonobstant les origines ethniques variées de leurs membres, se définissaient indistinctement comme malagash se reconnaissant dans une communauté de langue. Conséquemment, pour Pier M. Larson, ces communautés bien après le peak des traites étaient restées multilingues contrairement aux théories sur la créolité.
Sa disparition prématurée ne lui permettra pas de finaliser les deux livres qu’il était en train de rédiger de front, dans l’esprit de ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’histoire connectée. La première porte sur la famille Corroller partagée entre plusieurs continents. Aristide Corroller, le chef d’Etat major de Radama 1er (1810-1828), fut le second personnage le plus puissant du Royaume après le roi Et sa mère était originaire de Fort Dauphin. Le second ouvrage traite de l’histoire de l’Etat et de la bureaucratie du Royaume de Madagascar entre 1820 et 1820, vue de l’intérieur, en utilisant de manière extensive les archives royales préservées dans la capitale.
Il est aussi l’auteur d’un impressionnant nombre d’articles et de chapitres d’ouvrages dont la liste montre la progression de son art et la complexité de sa pensée. S’il fallait en citer un, je retiendrai celui qui m’a beaucoup inspiré : “Desperately Seeking ‘the Merina’ [5].
De même il fut membre de plusieurs sociétés savantes en divers endroits du monde. Ses nombreux fellowships et autres responsabilités administratives académiques témoignent de la reconnaissance des institutions et de ses pairs envers ce brillant historien parti trop tôt.
Excellent chercheur, Pier M. Larson n’en était pas moins un enseignant apprécié : « one of the best profs at Hopkins, very fair, clear, and accessible. great teacher » écrit un de ses étudiants et pour un autre, il est un « AWESOME guy. Knows his stuff... Just go to lecture... » [6]
Nous avons eu l’honneur de l’accueillir à l’Institut d’Etudes Politiques de Madagascar où il tint plusieurs conférences et des séminaires particulièrement appréciés par les étudiants.
Ma sympathie va à son fils Anthony et à sa compagne, Michelle qui me fit l’amitié de m’appeler avant que je n’apprenne sa disparition autrement.
Respects Ami,
Solofo Randrianja Professeur titulaire d’histoire politiqueUniversité de Toamasina, MadagascarInstitut d’Etudes Politiques de Madagascar