Quatre hectares où s’étendent mille trois cents pavillons et huit cents hangars. C’est là que les camions de plus de dix tonnes, arrivant des quatre coins cardinaux de l’île, vomissent leurs fruits et légumes de saison ou encore les légumineuses. S’y côtoient aussi bien poissonniers et bouchers que propriétaires de salons de coiffure ou vendeurs de pièces détachées… Une fresque grandeur nature qui raconte des fragments de vie, un endroit qui revient de loin.
Anosibe est aussi en pleine ambiance de la fête de Noël avec les décorations scintillantes des sapins.
À 5 heures, bien avant le Paris de Dutronc, Anosibe est déjà réveillé. À partir de 20 heures, la veille, la valse des « semi », des dix neuf tonnes, et de tous les camions de dix tonnes et plus commence. Et déjà, à une heure du matin, ceux des régions périphériques de la capitale viennent faire leur marché et s’approvisionner en légumes, fruits, et toutes les denrées périssables qui ne supportent pas longtemps l’exposition au soleil. Les initiés le savent, les produits sont les plus frais ces premières heures. Les plus grosses transactions agroalimentaires du pays se font à cet endroit. « C’est le plus grand marché de gros d’Afrique », affirme, sans hésiter, Jean Philipson Rakotondramaro, régisseur suppléant. Au vu des statistiques, on serait tenté de lui donner raison. Anosibe compte mille trois cents pavillons où se côtoient grossistes en légumineuses et en céréales, en produits de première nécessité, des vendeurs de pièces détachées, d’articles de marchandises générales communément appelés « soldes », des propriétaires de salons de coiffures aussi, des poissonniers, des marchands de volailles ou encore des bouchers. À côté d’eux, huit cents hangars abritent les marchands de fruits et légumes. Quatre hectares grouillant de vie. Où dès 7 heures du matin, le bourdonnement incessant et les vendeurs à la criée sont déjà en mode « on ». Deux mille marchands y sont officiellement recensés. Parmi eux, Eugène qui vend en gros ses oignons et qui constate, résigné, que « les gens courent vers les letchis. Les produits de saison sont beaucoup plus prisés en temps de fête ». Son voisin, grossiste en légumineuses, le taquine : « Tes oignons sont juste un accompagnement, voilà pourquoi les gens ne viennent pas. » Eugène affirme, cependant, que, malgré tout, ses produits restent attractifs car les prix sont « au moins 10% moins chers que dans les marchés communaux. »
La sécurité du vaste marché d’Anosibe est assuréepar les rugbymen du Club TAM.
Les gens se retrouvent dans Anosibe. Tiana Randrianoely, propriétaire d’un salon de coiffure, était toujours là. Elle vendait de la friperie « dans la boue, là juste en face des canaux » à ses débuts. Puis elle s’est reconvertie dans la coiffure. Comme beaucoup, elle a pu obtenir son pavillon grâce à un tirage au sort. Un coup de pouce du destin qui a fait qu’elle est restée à Anosibe contre vents et marées. «Les pavillons que vous voyez à côté, ont déjà changé de propriétaires deux ou trois fois. » Elle apprécie la paix sociale qui prévaut dans le marché. « Vous n’y trouverez pas les grandes contestations que l’on voit ailleurs. Lorsqu’il s’agit de l’intérêt commun, les gens suivent les règles. C’est comme cela que la paix a été établie ici. Vous avez des gens qui brassent des milliards, mais nous ne constaterons pas d’acte de grand banditisme parce que la sécurité est gérée. »Anosibe est revenu de loin. « Au début, il y avait un étang à poissons », se rappelle Rafilipo. Les anciens se réjouissent que cette époque où la boue était omniprésente et la gare routière n’était pas encore loin, soit révolue. Des travaux d’aménagement, dès 1988, en assainissement et en remblayage, la construction des bâtiments en dur que nous connaissons a pu se faire en 2004. Rafilipo relève, cependant, une constante entre l’époque d’avant et celle d’aujourd’hui : « Il y a eu des recasements de faits, à l’intérieur d’Anosibe en 2004, et à Namontana en 2009 avec les tantsaha, les paysans. Mais les marchands illicites sont toujours là. Les gens sont de plus en plus pauvres. »
Même les deux-roues ont leur propre aire de stationnement, comme quoi le grand marché est bien organisé.
Anosibe, le temps de la paix sociale
Chef Vévé et dix-huit de ses gars du Tanora Anosibe Miray (TAM) sont en charge de la sécurité du stationnement Sud au marché d’Anosibe. Pour cause de campagne de litchis catastrophique, c’est plus calme en ce moment. La capacité du stationnement est de vingt véhicules pour les camions et lors de notre passage, à peine le tiers était occupé. Un peu plus en avant, c’est celui des voitures des visiteurs, d’une capacité de quinze véhicules, qui essaie de combler le vide. À 5 000 ariary le ticket chez les camions, 2 500 pour les voitures, le manque à gagner se fait sentir et pèse chez cette équipe qui jumelle ses matches de rugby avec la sécurité. Même si la nuit, le prix du ticket de stationnement est plus élevé : de 75 000 à 100 000 ariary pour les camions. Chez leurs collègues, du côté du Boulevard de l’Europe, le problème ne se pose pas tout à fait. Alphonse Rakotonirina dit Razo et ses hommes, réunis au sein de l’association ATM, sont en charge de la sécurité d’un stationnement d’une capacité de trente camions en moyenne qui déchargent fruits, légumes et légumineuses chaque jour. Le métier est, par contre, plus exigeant car le parking n’est pas clôturé. Même s’ils sont 100 en tout à se relayer tous les deux mois, à raison d’une équipe de dix personnes par semaine, « nous ne pouvons pas tout contrôler ».Malgré tout, l’action de ces jeunes gens est saluée par la population riveraine. « Les crimes et actes de banditisme ont nettement baissé », affirme Milijaona, gardien de jour au marché qui coopère avec eux chaque jour. Mais c’est surtout la mise en place de la Sécurité mixte du quatrième arrondissement qui a contribué à l’instauration de la paix sociale. Neuf entités travaillent ensemble : le TAM, ATM, le FPDTA, l’association des délégués du marché, le FSATA, la commune, ainsi que trois fokontany des environs. Ils collaborent également avec les forces de l’ordre. Pour Milohaona, il n’y a pas de mystère : des jeunes ont trouvé du travail, et ils ont été responsabilisés.
Madame Hasina, une force de caractère.
Folohasina Raharijaona, « Madame propre »
« Quand j’ai vu mon nom tiré au sort, j’ai tout de suite couru chez moi avec le ticket, de peur qu’on ne me le prenne. On m’a dit en riant, qu’il fallait que je prenne la clé aussi. » Madame Hasina, Folohasina Raharijaona de son vrai nom, a pu obtenir son pavillon F006 grâce au tirage au sort. Treize ans après, il est à la même place. Et elle n’en revient toujours pas.« C’est une bénédiction de Dieu. » Elle a commencé à 14 ans à « vendre des friperies dans la boue ». C’est cette activité qui lui a permis d’élever pratiquement seule ses six enfants. « Aucun d’eux n’a étudié dans les écoles publiques. » Aujourd’hui, ce sont d’autres jeunes qu’elle prend en charge. En tant que secrétaire de la FDTA, l’association des délégués du marché, mais surtout en étant en charge de la propreté, elle a engagé plusieurs dizaines d’entre eux pour travailler avec elle. « Je laisse à mes filles le soin de diriger la boutique car mes fonctions actuelles sont très prenantes. Au début, il m’a fallu beaucoup d’abnégation. » Son équipe est aujourd’hui composée de quarante jeunes. « Ce n’est pas facile tous les jours, mais nous sommes arrivés à nous organiser. » Elle a divisé son équipe en sept secteurs. Elle a réussi à imposer la mise en place d’un panier pour les déchets à tous les marchands. « Vous ne voyez plus les tonnes de déchets qui s’amoncellent au marché », lance-t-elle fièrement. Les marchands d’Anosibe ont décidé de prendre en charge eux-mêmes la propreté.La boutique de madame Hasina fait face à la concurrence des stands illicites installés sur les bords des trottoirs. Le paiement de son abonnement, la location de son pavillon donc, accusent quelquefois trois mois de retard, mais sa motivation reste intacte. « On avance. Prochainement, nous allons nous attaquer à la peinture, les matériaux sont déjà là. Je suis sûre que le marché d’Anosibe se développera rapidement. »
Rafilipo, la mémoire vivante
On le reconnaît facilement à sa casquette grise vissée sur la tête. Il déambule, à l’aise, malgré une démarche un peu hésitante, entre les couloirs des pavillons et des hangars. À Anosibe, Jean Philipson Rakotondramaro dit « Rafilipo » est en territoire connu, conquis même. Cet homme de 59 ans a consacré quinze années de sa vie, jusqu’à aujourd’hui, à la ville d’Antananarivo. « Nous avons déjà curé les canaux et ramassé les ordures », dit-il fièrement. Aujourd’hui, il est le régisseur suppléant du marché d’Anosibe. Il est surtout une mémoire vivante des travaux d’assainissement de la ville. Il a connu Anosibe à l’époque de « la boue qui arrivait jusqu’aux genoux par mauvais temps ». Lors du grand nettoyage du marché d’Analakely, il était déjà là. « Non, ça n’était pas facile. Vous enleviez les marchands de leur place et ils revenaient dès que vous aviez le dos tourné! » Lalatiana Ravololomanana, la « dame de fer », orchestrait alors les opérations.« On était encore gamins à l’époque », une vingtaine d’années. « Je pesais encore quatre vingt six kilos. Nous étions vingt gars. Le maire Guy Willy Razanamasy faisait des descentes avec nous quelquefois. Les opérations se faisaient entre deux bouchées de brochettes qu’il nous achetait.» Un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. À l’époque, il touchait 11 000 francs malgaches. « Ce n’était déjà pas facile. Je pense que les employés municipaux sont parmi les plus mal payés des fonctionnaires. » Mais il est encore, et malgré tout, fidèle au poste. Une force de la nature. Cet homme a survécu à deux accidents vasculo- cérébral (AVC) : uneen 2011 et un autre, bien que de plus faible intensité, au mois d’août. Au bureau du marché, la secrétaire, la jeune génération, l’appelle respectueusement « dada » (père).
Textes : Rondro Ramamonjisoa – Photos : – Claude Rakotobe