Chacun a sa façon de voir et d’interpréter les événements politiques qui se sont déroulés à Madagascar depuis quelques semaines, et en particulier depuis le 21 Avril 2018 dernier sur la fameuse « Place du 13 Mai ». Le Président de la République, Hery Rajaonarimampianina, et ses partisans n’y voient qu’un « coup d’État » de la part des députés de l’opposition. La plupart des membres de la communauté internationale craignent l’émergence d’une autre crise politique sérieuse (peut-être de la même envergure que celle de 2009 ou encore celle de 2002), au point que le Secrétaire Géneral de l’ONU a envoyé dans la grande île son représentant, Abdoulaye Bathily, et la Secrétaire Générale de l’Organisation de la francophonie (OIF), Michaëlle Jean, a fait elle-même le déplacement la semaine dernière pour « encourager le dialogue entre les acteurs politiques Malagasy ». Et il ne faut pas oublier non plus les différents représentants de la SADC et de l’Union Africaine qui se sont relayés dans le pays depuis quelques semaines.
Personnellement, en tant qu’enseignant et chercheur spécialisant dans les affaires politiques africaines, je vois dans ces événements une lutte politique de grande envergure, émaillée par des batailles juridiques, menée par un groupe de députés de l’opposition contre le Président Hery Rajaonarimampianina lui-même et le régime HVM qu’il a mis en place depuis 2014. Ce groupe est formé par les 73 députés qui ont boycotté les votes sur les trois nouveaux projets de lois électorales concoctées par le régime HVM en vue des élections présidentielle et législative prévues vers la fin de cette année. Contrairement à d’autres groupes de députés qui ont essayé d’affronter un président en exercice ou un régime dans le passé, ce groupe de députés qui se donnent le nom de « 73 Députés pour le Changement » est bien éduqué et compétent en matière politique et juridique. En effet, ils comptent parmi eux deux juristes de renom qui ont fait parler d’elles pendant la transition de 2009 à 2013 : l’une en tant que Ministre inamovible de la Justice (Mme Christine Razanamahasoa), et l’autre en tant défenseur farouche du Président Ravalomanana (Maître Hanitra Razafimanantsoa). De plus, il faut aussi reconnaître que ce groupe est aussi très pragmatique et astucieux. Ils ont jusqu’à maintenant réussi à dépasser les divisions politiques qui les séparent. Ce qui a emmené des critiques à pointer du doigt l’alliance jugée « contre-nature » entre TIM et MAPAR.
Mais, qu’est-ce qu’ils veulent vraiment, ces « 73 Députés pour le Changement » ? D’après ce qu’on a vu et entendu dans la presse, tout au début de cette lutte, ils ont voulu empêcher, à tout prix, l’adoption des nouveaux projets de lois électorales, qu’ils ont jugés inconstitutionnelles, favorisant des fraudes électorales potentielles, et surtout biaisées contre les candidats de l’opposition. Par la suite, après la répression sanglante de leur manifestation le 21 avril dernier, ils ont aussi demandé purement et simplement la démission du président et des membres du gouvernement. Additionnellement, ils ont aussi voulu changer la façon de faire de la politique à Madagascar, à commencer par le respect par le régime des droits fondamentaux des citoyens de s’exprimer et de se réunir pacifiquement, et l’éradication de la corruption.
C’est ainsi pour atteindre ces différents objectifs que les 73 députés ont utilisé différentes stratégies politiques et juridiques, dont la combinaison (ou l’amalgame) a induit en erreur non seulement le président et ses partisans mais également bon nombre d’observateurs nationaux et internationaux. Sur le plan politique, ils ont commencé par dénoncer publiquement tout ce qui est illégal, inconstitutionnel et louche dans les nouveaux projets de lois électorales, et dans les procédures utilisées par le régime pour les faire voter à l’Assemblée Nationale et au Sénat. Ainsi, après les déclarations individuelles au public et à la presse depuis le début de l’année, ils ont organisé collectivement une émission télévisée spéciale sur les nouveaux projets de lois électorales le 14 avril dernier, dont la diffusion nationale a été entravée par le régime. Par la suite, le temps fort de leur lutte politique a été marqué par leur tentative de faire un rapport public et collectif sur les nouveaux projets de lois électorales à la population d’Antananarivo le 21 avril dernier sur la Place du 13 Mai. En fait, c’est en empêchant et en réprimant dans le sang la tenue de ce rapport public et collectif que le régime a commis deux erreurs irrémédiables. Premièrement, il a révélé aux observateurs nationaux et internationaux son vrai visage de dictateur sans scrupule qui n’hésite pas à fouler au pied les droits fondamentaux des citoyens de s’exprimer et de se rassembler pacifiquement dans un pays supposé démocratique. Deuxièmement, en s’accrochant coûte que coûte à ses projets de lois qui ont été dénoncés non seulement par les partis de l’opposition mais également par des membres des organisations de la société civile comme étant inconstitutionnelles et biaisés contre les candidats de l’opposition, le régime HVM a en fait confirmé ses mauvaises intentions de commettre des fraudes pour gagner les élections présidentielle et législative vers la fin de cette année.
Sur le plan juridique, les 73 députés ont déposé des plaintes de réserve à la Haute Cour Constitutionnelle contre certaines dispositions des projets de lois électorales et sur les procédures utilisées pour leur adoption. Ils ont également dénoncé au BIANCO des parlementaires soupçonnés d’être corrompus, et porté plainte au Tribunal de Première Instance d’Antananarivo contre les responsables de la tuerie du 21 avril sur la Place du 13 Mai. Et enfin, pour enfoncer le clou, ils ont déposé à la HCC une requête aux fins de déchéance du Président de la République pour avoir failli dans son obligation de mettre en place la Haute Cour de Justice dans les délais établis par l’article 167 de le Constitution.
Pour ce qui est des résultats de cette lutte politique et juridique, il faut saluer la victoire retentissante des 73 députés la semaine dernière, quand la HCC a déclaré comme étant inconstitutionnelle la plupart des dispositions des trois projets de lois électorales qui sont à l’origine de cette lutte politique. Ensuite, alors que la HCC doit encore se prononcer tôt ou tard sur la requête aux fins de déchéance du président de la République, une autre grande victoire des députés que nous devrons saluer est la décision du Préfet de Police d’Antananarivo et de l’ensemble des forces de l’ordre d’autoriser les manifestations sur les voies publiques, et en premier lieu sur la Place du 13 Mai. Cette décision est en effet une grande victoire des députés parce que ça fait partie du respect par le régime des droits fondamentaux des citoyens de s’exprimer et de se réunir pacifiquement.
Ainsi, malgré le caractère populiste (voire chaotique) de cette lutte politique et juridique des députés, on peut espérer qu’elle pourrait constituer une opportunité pour consolider la démocratie à Madagascar. Il reste à savoir cependant si la HCC va enfin jouer son rôle de pouvoir judiciaire prescrit par la Constitution (en particulier dans son article 116), au lieu de continuer à jouer le rôle de complice (ou instrument politique) du régime. En effet, en jouant son rôle de pouvoir judiciaire, la HCC va enfin contribuer à l’indépendance de la justice tant demandée par les gens de la profession et bon nombre de citoyens. Et par voie de conséquence, la HCC pourrait enfin faire respecter la règle de droit (ou état de droit), qui est un principe fondamental de la démocratie. Il reste à savoir aussi si l’opposition représentée par les “73 Députés Pour le Changement” va rester dans la légalité, au lieu d’adopter des voies extra-constitutionnelles (coup d’état, vindicte populaire, etc.) comme dans le passé pour atteindre ses objectifs. Dans ce cas de figure, une autre crise, une autre transition, et des tas de problèmes de légitimité et de reconnaissance internationale sont à prévoir comme en 2009. Enfin, il reste aussi à savoir si la communauté internationale ne va pas s’ingérer et imposer un autre « ni, ni » ou un autre « pacte de responsabilité », ce qui va encore compliquer les problèmes politiques déjà complexes de Madagascar au lieu de les résoudre.
Adrien M. Ratsimbaharison Professeur de Science Politique, Benedict College, Columbia, South Carolina (USA)